Architecture et esprit du temps - Rencontrer l'essence dans le bâti
Egoïté et égocentrisme
Depuis le début de la Renaissance jusqu’à la fin du 19e siècle, l’homme s’est de plus en plus occupé et associé à la matière terrestre. Parallèlement, une nouvelle qualité est apparue dans le développement de l’humanité, à savoir le développement de l’individualité humaine, qui était déjà en germe à l’époque gréco-romaine, mais qui n’a atteint son plein épanouissement qu’à partir de la Renaissance. Si nous nous demandons aujourd’hui ce qu’est la dimension spirituelle dans l’architecture, cela est directement lié à la situation spirituelle de l’humanité, qui est liée intrinsèquement au développement individuel de l’homme à l’époque actuelle.
Donato Bramante (vers 1444-1514), l’un des architectes les plus importants de la Renaissance, qui reçut la commande de la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome (à partir de 1506), avait pour idéal de créer pour cette église – c’est-à-dire pour le projet de construction le plus important de la chrétienté de l’époque – une combinaison du principe de la basilique avec ses arcs et ses nefs (basilique Maxence, 307-313 après J.-C.) et du principe de l’espace central comme le Panthéon à Rome (consacré vers 125 après J.-C.). C’est au Panthéon que l’homme s’est senti pour la première fois placé au centre de l’espace – même les axes centraux des caissons pyramidaux de la coupole ne convergent pas vers le centre de la demi-sphère, mais vers le centre du sol, là où se trouve l’observateur. Ce n’est certainement pas un hasard si le Panthéon n’était pas consacré à un dieu particulier, mais à « tous les dieux », afin que l’homme puisse ainsi se sentir au centre de la totalité du monde divin. Cet espace central est toutefois encore conçu comme un temple et ne possède pas l’orientation du mouvement qui est liée à la basilique en tant que construction longitudinale. Bramante voulait réunir ces deux principes. La Renaissance a ainsi vu apparaître une nouvelle spécificité de l’individualité, qui n’existait pas auparavant : d’une part, l’expérience du moi dans la centralité, d’autre part, la dynamique du mouvement, l’aspiration de l’individu dans une certaine direction.
Ce sont bien sûr des débuts qui n’ont pas immédiatement abouti à un épanouissement, car le lien avec la matière, avec les manifestations extérieures de la nature, en particulier aux XVIIIe et XIXe siècles, n’était pas encore encouragé. Nous ne pouvons donc pas dire que le processus d’individualisation, dans le sens d’un lien avec le spirituel, ait été en constante progression, mais on peut voir dans la Renaissance et le Baroque, par exemple dans l’œuvre de Borromini (1599-1667), les prémices de l’architecture organique, par exemple dans son approche consistant à tirer les leçons des lois de la nature vivante.
L’architecture du XIXe siècle, avec son éclectisme, est l’expression extrême de l’égoïsme exacerbé selon lequel l’individu commande une maison qui correspond à ses rêves, à ses désirs et à ses goûts. L’opposition entre la maison Batlló à Barcelone (1904-1906) d’Antoni Gaudí (1852-1926) et un bâtiment à peu près contemporain de Domenèch i Montaner (1850-1923) montre que l’on est arrivé à une époque où chacun peut désirer ce qu’il veut s’il dispose de l’argent nécessaire et si la loi le permet. Se pose donc la question de la liberté de l’individualité ou de l’égoïsme qui souhaite se développer à une époque où les formes religieuses et sociales perdent de plus en plus de leur force.
Si l’homme ne s’occupe pas particulièrement de cet état de fait, il arrive souvent que d’autres forces s’en occupent à sa place et tentent, de diverses manières, d’orienter son évolution dans d’autres directions. Certaines manifestations architecturales très répandues aujourd’hui sont l’expression de forces qui souhaitent plutôt freiner l’individualité, qui ne veulent pas permettre à l’homme de prendre conscience de son Moi. La répétition, l’anonymat et la monotonie de l’environnement influencent l’homme de telle sorte qu’il perd le sens de son individualité.
Il existe d’autres forces qui tentent de renforcer l’égoïsme au point qu’il ne voit plus rien d’autre que lui-même, qu’il devient avide de pouvoir et qu’il se lie trop à la matière terrestre. Dans la Torre Agbar de Jean Nouvel (*1945), un immeuble de bureaux et d’habitation construit à Barcelone en 2004, on peut voir une expression extrême d’orgueil et de fierté. Ce n’est pas un bâtiment sacré, mais il est aussi haut que la Sagrada Familia (commencée en 1882) d’Antoni Gaudí et domine encore plus son environnement. La conscience de la puissance qui émane de ce bâtiment est curieusement associée à des couleurs qui rappellent quelque chose comme des substances organiques vitales, mais qui ne sont pas tout à fait saines. Quand on voit ce bâtiment de loin, on a l’impression que du sang coule sur sa surface – une impression sensorielle vraiment très puissante.
Il existe encore une autre manière pour cet égoïsme hypertrophié de se manifester dans la construction. Elle ne procède pas de manière aussi agressive que pour la tour Agbar, mais crée une sorte d’architecture de divertissement. Cette architecture est généralement créée par de grands bureaux comme Atkins Design Studio, qui travaillent aujourd’hui avec des centaines de collaborateurs, principalement dans des pays comme les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite, et qui créent de telles images – ce sont en fait plus des images que des bâtiments concrets – qui ont pour mission de satisfaire les besoins émotionnels de qualités ludiques, d’amusement superficiel et de surprises toujours nouvelles.
On peut également trouver de telles approches à petite échelle en Europe. Un nouveau quartier d’Amsterdam, près de la gare centrale, montre la volonté de créer un environnement vivant dans lequel les maisons sont plus individualisées que d’habitude, c’est-à-dire qu’elles posent la question de l’individualité et de la diversité. Pour ce faire, on utilise des éléments de façade amusants tels que des fenêtres suspendues, des gouttières incurvées, des différences de hauteur à volonté, etc. Il s’agit là d’aménagements de façade qui, à mon avis, n’ont que peu de contenu, mais qui sont d’autant plus motivés par l’intention d’apporter un peu d’humour à la chose. En principe, il n’y a pas d’impulsion pour une véritable satisfaction intérieure ou même une évolution de l’homme.
On peut bien sûr se demander ce qu’il y a de mauvais à construire avec humour. Je suppose qu’un habitant exposé quotidiennement à ces « plaisanteries » ne les trouvera plus aussi drôles au bout d’un moment, parce qu’elles sont trop superficielles et que l’utilisateur connaîtra à la longue une sorte d’affaiblissement de sa vie émotionnelle ; car en fin de compte, sa propre individualité est mise en relation constante avec une simple trait d’humour. C’est en Europe de l’Est que l’on trouve le plus souvent de tels phénomènes, comme par exemple dans le centre commercial Nautilus près de la place Rouge à Moscou. Cet exemple montre combien d’éléments, de styles et de jeux de formes et de couleurs différents peuvent être réunis dans un bâtiment pour exprimer des flux d’émotions. En fait, il s’agit plus ou moins du même éclectisme que celui qui s’est développé en Europe à la fin du XIXe siècle. Lors de mes longs séjours en Europe de l’Est, j’ai pu observer que la vie elle-même devient très superficielle lorsque les gens sont toujours entourés de tels bâtiments.
Les pionniers de l’architecture organique, comme Antoni Gaudí, ont ressenti au début du XXe siècle le besoin de faire quelque chose pour que l’homme puisse prendre conscience de sa propre individualité et trouver dans l’architecture un soutien à son développement. Ces pionniers ont essayé de le faire de différentes manières, chacun selon sa constitution et ses possibilités. Je n’ai pas l’intention d’analyser ici l’œuvre de ces architectes, mais je vais essayer de montrer quelles sont les approches que je vois pour répondre à ces besoins dans l’esprit du temps actuel.
Reflet par l’architecture
Une première possibilité est de refléter l’individualité à travers l’architecture, du fait que l’homme est capable de percevoir une expression individuelle dans un bâtiment et est ainsi renvoyé à sa propre individualité. Dans la Casa Milà (1906-1910) d’Antoni Gaudí, un grand immeuble locatif de Barcelone, la volonté de donner à chaque fenêtre et à chaque coin une expression individuelle marquée est évidente. Cela montre que même dans un tel bâtiment, qui n’a pas été conçu pour une personne en particulier, mais pour un grand nombre de familles, la qualité de l’individu peut être reflétée.
On retrouve cela de manière moins plastique chez Frank Lloyd Wright (1867-1959). Dans le Unity Temple à Oak Park/Illionis (1904), on peut percevoir – malgré la grande simplicité des volumes – le reflet d’une attitude individuelle dans la manière dont la vue sur la rue est conçue. Cela est probablement dû au fait que la partie centrale n’est peut-être que de 30 à 40 centimètres plus proche de la rue que les éléments latéraux, et que les proportions de la façade donnent l’impression que la partie supérieure, avec les fenêtres et la saillie du toit, exprime comme un regard vers l’extérieur du bâtiment. Ces qualités sont encore plus marquées dans les œuvres ultérieures de Frank Lloyd Wright, comme l’Unitarian Church à Madison, Wisconsin (1947).
Hormis les pionniers de ce mouvement, on trouve tout au long du 20e siècle de nombreux bâtiments qui présentent les qualités mentionnées, comme les tours de la banque ING d’Alberts & Van Huut à Amsterdam (1987). Dans ce cas, le mode de conception est également lié à l’intention d’individualiser les tours de telle sorte que, malgré la taille du complexe, les différents groupes d’employés puissent s’identifier à leur propre lieu de travail, contrairement à l’anonymat habituel des immeubles de bureaux. Cette approche est également très présente dans de nombreux travaux de Santiago Calatrava, comme par exemple dans l’extension du musée d’art de Milwaukee (1994-2000), où l’on perçoit de l’extérieur une plus grande dynamique, une qualité de mouvement, par rapport à la banque ING.
Cette construction nous amène à un deuxième aspect, à savoir dans quelle mesure un intérieur peut également offrir une opportunité de refléter l’individualité, car la perception de la façade n’est qu’un premier moment dans la rencontre avec un bâtiment. Lorsque je me suis penché sur le thème de l’intérieur à l’occasion d’une conférence, j’ai été étonné de constater qu’il existait également dans l’aménagement intérieur, tout au long du XXe siècle, un principe de base lié à l’idée de Bramante, mais qui n’a pu se répandre qu’au XXe siècle. Nous pouvons le voir de manière exemplaire au musée de Milwaukee. Un espace qui s’élargit à partir de l’entrée jusqu’à la moitié de sa longueur totale, puis se rétrécit et se termine par une pointe. Cela crée un sentiment de lien entre centralité et dynamisme : on se déplace dans la direction de l’axe de symétrie, on arrive à une expérience d’élargissement puis de centre, mais on ne reste pas au centre (comme au Panthéon), on continue à se déplacer, on reçoit une impulsion pour évoluer, pour dépasser l’égoïsme pur. C’est un principe spatial qui se retrouve comme un leitmotiv dans toute l’architecture organique du 20e siècle.
La salle du deuxième Goetheanum, qui s’ouvre en direction de la scène et renferme l’idée de la double coupole ou de l’interpénétration de l’espace des spectateurs et de l’espace scénique, en est l’archétype ou l’un des premiers espaces de ce type. L’interpénétration des espaces dans la crypte Güell de Gaudí, qui n’était pas inspirée par le Goetheanum, montre que des motifs identiques sont apparus simultanément à différents endroits au début du XXe siècle comme expression de l’esprit du temps.
Attitude intérieure et qualité de la conception
Jusqu’à présent, j’ai parlé de l’expression qui reflète l’individualité. Dans l’espace intérieur aussi, il peut y avoir une telle expression ou plutôt une perception intérieure de cette qualité. La métamorphose ou l’évolution des formes peut exprimer la notion de développement de façon encore plus manifeste, comme on peut le voir à l’extérieur du deuxième Goetheanum ou à l’intérieur du premier. Des architectes comme Jens Peters (*1934) ont essayé de donner un sentiment d’évolution dans leurs constructions. Dans l’école Waldorf de Salzbourg (1ère phase de construction 1991-1994, 2ème phase de construction 2008 ; cf. Mensch+Architektur n° 61/62), les différentes parties se trouvent manifestement dans un processus de développement et de transformation, bien que dans ce cas, je pense qu’on ne trouve pas de métamorphose comme dans les formes du premier Goetheanum. Cela signifie qu’à travers ces volumes une aspiration, une impulsion vers le développement est perceptible, également à travers la conception des toits et à travers le mouvement global du bâtiment.
Un autre aspect, outre le reflet de l’individualité et la stimulation de son développement, est la transmission d’une attitude intérieure qui peut soutenir le développement intérieur. Il s’agit de ressentir plus profondément et plus consciemment l’expression du bâtiment et de l’associer à certaines qualités psychiques. Cela signifie au fond qu’un architecte qui aspire à une telle chose doit également être en mesure de ressentir les attitudes intérieures qui permettent un développement ou un lien avec le spirituel. Car si l’on accepte qu’une individualité existe en tant qu’essence, on arrive forcément à la conclusion que ce développement de l’individualité se trouve en relation interne avec l’essence du monde, que l’on peut aussi appeler « le spirituel ». C’est pourquoi Rudolf Steiner décrit l’anthroposophie comme « un chemin de connaissance qui veut conduire le spirituel dans l’homme au spirituel dans l’univers »i . Cela signifie que l’individualité, qui s’est de plus en plus coupée du spirituel au cours des siècles et s’est de plus en plus liée à la matière, doit retrouver un accès au spirituel. C’est le sens de l’évolution. L’architecture peut porter en elle des qualités et des attitudes qui aident les gens à progresser sur ce chemin.
Dans le jardin d’enfants de Bergen (1981), un projet d’Espen Tharaldsen, nous pouvons percevoir une attitude d’amour, un geste d’amour qui s’exprime à travers ce bâtiment et qui peut vraiment être reçu par les gens comme un exemple de la manière dont on peut se comporter vis-à-vis de l’environnement et des autres. Une autre qualité est par exemple l’ouverture sur le monde, telle qu’elle s’exprime dans la maison de la culture de Järna (1992) d’Erik Asmussen (1913-1998) dans la vue sur la rue principale. Le corps du bâtiment, allongé dans le paysage, s’ouvre sur tout l’environnement et présente sur ses deux ailes deux éléments qui, grâce aux accents verticaux, renforcent ces mouvements et les achèvent dans une sorte de prise de conscience.
Les bâtiments comme aide à la formation de l’esprit
La compréhension de ces qualités aide à décrire les intentions et les caractéristiques de l’architecture organique de manière non dogmatique et à la comparer à d’autres approches. Une évaluation objective de l’architecture a besoin d’une base concrète qui, à mon avis, ne peut être que l’observation de l’impact des constructions sur le développement de l’être humain. Pour moi, l’actualité de l’architecture de Rudolf Steiner (1861-1925) réside précisément dans le fait que des bâtiments comme le Goetheanum réunissent au plus haut point un grand nombre des qualités mentionnées. Rudolf Steiner a par exemple intégré dans la conception extérieure du deuxième Goetheanum (à partir de 1924) les attitudes fondamentales nécessaires à un homme qui s’engage sur le chemin de la formation de l’esprit ou du développement intérieur. Si l’on laisse la façade ouest agir sur soi suffisamment longtemps, on s’aperçoit qu’elle rayonne une attitude intérieure liée aux caractéristiques de celui qui étudie la spiritualité. Un aspect est par exemple l’association de la concentration et de la force individuelle, notamment grâce à la forme de la fenêtre supérieure et à l’axe de symétrie vertical ; ou la grande ouverture que l’on trouve plutôt dans la partie inférieure, au niveau de la terrasse. Ce bâtiment associe les deux qualités de l’âme qui sont présentées dans le livre « Comment acquérir des connaissances des mondes supérieurs » de Rudolf Steiner comme les conditions fondamentales de l’éducation de l’esprit : « Un cœur ouvert aux besoins du monde extérieur » et « une fermeté intérieure et une persévérance inébranlable « ii. En ce sens, le Goetheanum est en fait un objet dans l’expression duquel on peut s’immerger pour acquérir des qualités nécessaires afin de progresser dans son propre développement.
Mais on peut dire la même chose de beaucoup d’autres bâtiments. Dans le Unity Temple de Frank Lloyd Wright mentionné, on retrouve dans une certaine mesure la qualité que l’on trouve dans le deuxième Goetheanum et, à mon avis, une similitude étonnante dans l’expression des deux bâtiments, dans la manière dont ils regardent, dans l’attitude intérieure qu’ils transmettent. Cela signifie que les deux architectes devaient avoir une sensibilité similaire pour cette qualité de regarder dans un autre monde, dans un domaine suprasensible.
Approche de l’essence
Je voudrais encore aborder un dernier niveau qui peut permettre à l’homme d’accéder à la dimension spirituelle. Il concerne la formation d’un environnement dans lequel l’homme ne perçoit pas seulement sa propre individualité, mais où il sent qu’il est également entouré d’autres êtres spirituels, où il peut s’entraîner à percevoir d’autres êtres spirituels que lui-même et ses semblables. Dans le cas de la chaufferie du Goetheanum à Dornach, construite en 1914 d’après les plans de Rudolf Steiner, on peut remarquer qu’il ne s’agit pas d’un reflet de l’individualité humaine, mais de l’expression d’une autre qualité du spirituel. De ce point de vue, on peut considérer le Goetheanum et les bâtiments de Rudolf Steiner qui l’entourent comme une sorte de colonie d’êtres différents qui sont en relation les uns avec les autres.
On peut dire la même chose de la gare de l’aéroport Saint-Exupéry à Lyon (1989-1994) de Santiago Calatrava. Il y a là aussi quelque chose d’une nature non humaine, sans vouloir juger si elle est bonne ou mauvaise. On peut néanmoins ressentir directement que quelque chose vient à la rencontre de l’homme, quelque chose qui se situe en dehors de son humanité. Il peut également s’agir de l’expression de l’essence d’une communauté, en lien avec le programme architectural, par exemple l’essence d’une école. Cette attitude peut apparaître non seulement dans la forme générale d’une construction, mais aussi dans des éléments de détail, comme dans la gare mentionnée, où de nombreux éléments parlent de cette qualité, où l’homme se voit constamment confronté à cette essence, par exemple par les éléments de finition des rampes d’escalier. Ce qui est intéressant, c’est que ces dernières années, ces aspects là ont été de plus en plus répandus, même parmi les architectes qui n’y avaient pas pensé dès le départ.
Je pense que ce phénomène est lié au fait que l’esprit du temps est aujourd’hui de plus en plus ressenti par les architectes et les gens en général. Cela se produit en raison de l’évolution que nous avons connue au cours du siècle dernier, et aussi en relation avec ce que Rudolf Steiner a décrit comme le « franchissement du seuil » du monde spirituel pour l’ensemble de l’humanité au début du XXe siècle. C’est un processus qui se renforce avec le temps, qui se poursuit de plus en plus. Mais on remarque aussi que, sans une conscience suffisante des véritables besoins de l’homme, ce sentiment de l’esprit du temps se manifeste ou s’incarne sous une forme qui n’est pas toujours favorable à l’homme. On a besoin de percevoir quelque chose d’essentiel, mais cet essentiel prend toutes sortes de formes, toutes sortes de qualités, qui peuvent être aléatoires ou sauvages (comme par exemple l’intérieur de la banque DZ sur la Pariserplatz à Berlin de Frank Gehry). Enfin, il peut aussi y avoir des effets néfastes si cette qualité essentielle n’est pas saisie consciemment.
Outre les nombreux exemples de formes dynamiques de Gehry, Foster ou Zaha Hadid, nous constatons parallèlement un durcissement toujours plus marqué de l’architecture, où l’on met plutôt l’accent sur la fonctionnalité matérialiste et la pureté des formes. Une grande partie de ce qui est construit aujourd’hui, en particulier en Europe centrale, est marquée par un fort sentiment de mort, jusque dans le choix des matériaux (généralement acier, béton et verre) et des couleurs (de préférence gris, blanc ou brun). Ce courant de durcissement repose sur une vision du monde qui considère le développement de la technique comme une caractéristique principale et un facteur culturel essentiel de notre époque. Au début du XXe siècle, Le Corbusier s’enthousiasmait déjà pour l’esthétique de la machine et qualifiait ses projets de maisons de « machines à habiter », indiquant ainsi une direction qui conduit peu à peu à l’exclusion de tout ce qui est vivant de l’architecture. Derrière cela se cache, à mon avis, une grande peur du spirituel et de l’imprévisible, qui se joue dans le domaine de l’âme.
Ce type d’architecture a également exercé une certaine influence sur les architectes qui conçoivent et créent de manière organique, soit pour des raisons économiques, soit à cause des prescriptions qui ne permettent rien d’autre (ce qui est effectivement souvent le cas), soit parce que l’on souhaite simplement s’adapter à ce qui est considéré comme moderne dans le monde. Certes, il est nécessaire de s’occuper des tendances qui vivent à notre époque, mais en même temps que cette préoccupation sérieuse, il faut une relation vivante et consciente avec l’essence de l’esprit du temps pour ne pas tomber dans l’un des extrêmes et pour pouvoir apporter quelque chose de positif. C’est pourquoi je voulais montrer que pour moi, cet aspect de l’évolution humaine est essentiel.
i Statuts fondateurs de la Société anthroposophique universelle