Perspectives d'une conception organique contemporaine
Changements dans l’architecture et dans la société.
Pendant de nombreuses décennies, depuis l’époque de sa création, l’architecture organique s’est opposée au fonctionnalisme dominant et à la pensée matérialiste et scientifique qui lui était associée. Les différences entre les deux camps étaient également clairement reconnaissables sur le plan formel, à tel point que de nombreuses personnes – en particulier les profanes – reconnaissaient principalement les caractéristiques extérieures, souvent sans savoir quelle était la différence sur le plan du contenu. C’est pourquoi l’architecture organique a été et est encore considérée à tort par beaucoup comme un style extérieur et non comme une approche. Même certains architectes à l’esprit organique se sont plus ou moins consciemment laissés entraîner dans cette ambiance et n’ont guère cherché à approfondir les intentions et le contexte, se contentant parfois d’imiter certaines solutions formelles des maîtres. Toutefois avec le postmodernisme déjà, la situation a fondamentalement changé. La recherche de solutions plus adaptées à l’homme, plus vivantes et plus saines a conduit, par des voies diverses, plusieurs architectes à intégrer des aspects de l’approche organique dans leur propre méthode de travail. Des thèmes qui étaient et sont toujours tabous pour les fonctionnalistes, comme l’apparence du vivant (selon les mots de Rudolf Steiner) ou l’expression individuelle dans les constructions, peuvent aujourd’hui être mis en avant dans l’œuvre d’architectes stars qui ne se considèrent pas comme des architectes organiques, par exemple Frank Gehry, Zaha Hadid, Norman Foster et d’autres, parfois plus que chez les créateurs organiques. A partir des années quatre-vingt-dix, on peut observer une tendance forte et générale à la création de bâtiments semblables à des organismes. Ce phénomène a soulevé une forte question d’identité parmi les architectes organiques, une question qui, à mon avis, n’a pas encore reçu de réponse claire.
Parallèlement à la tendance mentionnée, on peut toutefois percevoir, après la fin du postmodernisme, une nouvelle vague minimaliste et conceptuelle puissante dans l’architecture mondiale, qui est certainement absolument majoritaire sur le plan du nombre de constructions réalisées.
Au niveau culturel et social, on retrouve une situation similaire : d’une part, une croissance des courants spirituels qui s’étendent jusqu’à la culture de masse (voir des films comme « Cloud Atlas » sur le thème de la réincarnation ou des séries entières de films d’inspiration bouddhiste), d’autre part, la diffusion toujours plus importante des valeurs de vie matérielles et du mode de pensée matérialiste dans l’art, la science et la vie quotidienne.
Il ne s’agit pas de dire que les tendances de la société trouvent une expression directe et univoque dans l’architecture. Les différents mouvements spirituels ont également des tendances différentes dans le domaine de la conception. Ce qui est commun, c’est l’apparition d’une forte polarisation tant dans la société que dans l’architecture, de sorte que l’on ne peut plus parler aujourd’hui d’un main-stream (comme le fonctionnalisme autrefois) et d’une petite niche peu remarquée par le public (comme l’architecture organique à l’époque), mais d’une lutte entre des impulsions d’une force comparable qui s’emparent de toute la société.
On peut également voir des processus comparables dans l’architecture organique au cours des 20 dernières années, avec d’une part l’émergence d’un « minimalisme organique » assez répandu – en partie aussi en raison des conditions économiques et réglementaires – et d’autre part un intérêt, parfois avec un succès public – comme dans le cas de Gregory Burgess, Javier Senosiain, Douglas Cardinal, Santiago Calatrava -, pour des solutions clairement organiques formellement reconnaissables, parfois même exacerbées. Il convient également de noter que même le terme « architecture organique » a connu une résonance et une application de plus en plus larges.
Les besoins derrière les phénomènes temporels
La situation décrite ci-dessus pose plusieurs défis à l’architecte organique. L’intérêt pour de nombreux aspects de la conception organique et l’apparition de ses approches au sein de l’architecture actuelle parlent d’un besoin en partie conscient et en partie inconscient d’un certain nombre de nos contemporains. Ce besoin comprend, en quelques mots, l’expérience de qualités spirituelles et essentielles, la recherche d’une relation sensée entre les constructions et l’environnement, la création d’un espace personnalisé selon la fonction du bâtiment, correspondant à la vie psychique et aux forces vitales, pour ne citer que les points les plus frappants. Ceux-ci apparaissent aujourd’hui tantôt ensemble, tantôt de manière isolée, chez des commanditaires qui, pour des raisons idéologiques, ne recherchent pas explicitement une conception organique. Je pourrais citer plusieurs cas, tirés de ma propre expérience, où des personnes qui n’ont pas de formation en design ou en anthroposophie reconnaissent, après avoir vu des exemples de design organique, que ceux-ci sont l’expression de leurs désirs profonds. Ce qui m’étonne souvent dans ce contexte, c’est la capacité des gens à vivre et à décrire les qualités de l’architecture. Il existe un grand nombre de maîtres d’ouvrage qui sont étonnamment capables d’observer l’effet des bâtiments sur eux. Cette caractéristique aujourd’hui répandue, qui est à mon avis liée à l’évolution générale de l’humanité, exige des architectes une conscience appropriée et la capacité de répondre aux besoins spécifiques, extérieurs et intérieurs, de chaque individu, et de les relier aux besoins généraux des hommes d’aujourd’hui. Car chaque construction, même si elle est conçue pour un client concret, a toujours un côté public et constitue un maillon de l’organisme urbain. La perception d’une essence spirituelle dans l’architecture est par exemple l’un des aspects les plus importants pouvant satisfaire le besoin moderne de développement de l’individualité. C’est la raison pour laquelle il apparaît de plus en plus souvent, même de manière intuitive, voire inconsciente, même en dehors du mouvement organique. On peut dire la même chose en ce qui concerne des qualités telles que la dynamique, l’apparence du vivant, la transformation des formes (si ce n’est directement la métamorphose), l’expérience des polarités et bien d’autres choses encore. Tous ces aspects peuvent être attribués au besoin de développement spirituel de l’être humain, car ils aident à développer les capacités intérieures nécessaires à une perception consciente du spirituel.
La nécessité de développer de nouvelles compétences
Si l’on veut répondre à ces besoins en tant qu’architecte, il faut développer soi-même un sens pour les qualités et les processus décrits. C’était déjà le cas aux débuts de la conception organique, et l’on peut voir comment ses pionniers ont tenté, de différentes manières, de s’imprégner du contenu spirituel du monde. Mais aujourd’hui, cette invitation est encore plus forte, car la recherche de connaissances spirituelles et même le développement de facultés de perception extrasensorielle – comme nous l’avons déjà indiqué précédemment – sont présents dans des couches de plus en plus larges de la société. La tendance, que l’on retrouve souvent aussi chez les architectes inspirés par l’anthroposophie, à ne pas mettre l’accent sur la satisfaction des besoins spirituels par la conception organique ou à ne pas la mentionner du tout dans l’opinion publique – peut-être par crainte de ne pas être compris ou accepté – conduit à une image incomplète et donc peu convaincante des objectifs de l’architecture organique. Pour développer une approche organique contemporaine, il est avant tout nécessaire de réfléchir à nouveau à sa mission à la lumière de l’actualité. Ce faisant, il est facile de comprendre que l’accomplissement de ces tâches dépend de la capacité du concepteur à plonger dans les couches profondes de la réalité liées aux forces de la vie, de l’âme et de l’esprit. Cela concerne par exemple la compréhension des maîtres d’ouvrage dans leur constitution psychique ainsi que dans leur destin et potentiel de développement, la compréhension du lieu avec ses forces vitales et ses êtres spirituels, la compréhension de la fonction du bâtiment non seulement dans ses aspects physiques, la compréhension de la situation temporelle et de l’environnement culturel dans lequel le projet sera intégré et bien d’autres choses encore.
C’est précisément dans cette intention d’appréhender le monde et le projet de construction sous toutes ses facettes et conditions aux différents niveaux – du physique au spirituel – que réside, selon moi, la principale différence entre l’architecture organique – et en particulier l’architecture d’inspiration anthroposophique – et d’autres approches, qui parviennent cependant parfois aussi – principalement de manière inconsciente – à des résultats similaires.
Outre les capacités de perception que chacun porte dans sa constitution, on peut en développer de nouvelles par la pratique et l’expérience. C’est en cela que consiste une grande partie du travail de ceux qui veulent créer de manière organique. Cela ne veut pas dire que sans perceptions extrasensorielles, aucune création organique n’est possible. La pensée est déjà une activité suprasensible, et la question est de savoir dans quelle mesure on peut l’animer pour parvenir à la perception de relations spirituelles. On peut faire de même avec le sentiment qui, en se libérant des émotions et de la subjectivité, peut également devenir un instrument de perception. À chaque étape de son développement personnel, l’architecte peut s’efforcer de vivre le mieux possible les aspects suprasensibles du projet de construction. Il est important de comprendre que l’humanité n’en est qu’au début du développement de nouvelles capacités de perception, mais qu’il est donc important de s’efforcer de les développer. La même chose est demandée dans tous les domaines : en médecine, en pédagogie, en agriculture, etc.
La question du développement de la capacité de perception est particulièrement pertinente en ce qui concerne le thème de la conception contemporaine positive, car celle-ci n’est possible que par une expérience réelle et consciente du caractère changeant de l’époque. L’imitation ou, dans le meilleur des cas, la recréation sur la base du travail des pionniers du mouvement organique, qui avaient une perception claire des nécessités de l’époque, pouvait conduire à des résultats contemporains tant que l’esprit du temps n’avait pas trop changé. Aujourd’hui, il n’est plus possible de créer en s’inspirant d’exemples plus anciens, il faut pour cela une vision autonome et fondée.
L’apparition d’êtres dans l’architecture
Outre la tendance à l’apparition d’organismes dans l’architecture contemporaine, déjà mentionnée au début, l’apparition d’entités à l’intérieur des bâtiments peut être considérée comme un exemple de phénomène pour ce type d’observation. Dans ce sens, le plafond en forme de goutte de la partie hyperboloïde du centre d’exposition de BMW à Munich de Coop-Himmelb(l)au est très frappant. En le regardant, on peut avoir l’impression qu’un être étrange et mystérieux descend dans l’espace. On a un effet comparable dans la banque DZ de Frank Gehry à Berlin, où un personnage sauvage apparaît au milieu d’un bâtiment assez conventionnel. Je pense que de telles solutions sont liées à l’apparition de plus en plus fréquente d’expériences extrasensorielles dans la conscience (l’espace intérieur) des gens d’aujourd’hui et à la nostalgie de ces expériences. On peut arriver à cette conclusion avec une certaine certitude en regardant les exemples mentionnés en relation avec d’autres phénomènes de la culture – par exemple des films comme « Matrix » ou « Le Seigneur des anneaux ». La salle des fêtes de l’école Rudolf Steiner de Salzbourg, réalisée par Jens Peters, est à mon avis un exemple de conception organique où l’on tente de se rattacher à ce besoin. Au milieu du plafond ondulé de la salle, on peut voir un ovale translucide qui laisse entrer la lumière et qui apparaît comme une apparition immatérielle dans le flot de couleurs. La grande différence avec le bâtiment BMW est que la luminosité de l’ovale et son intégration dans la lasure ont plutôt une qualité amicale et joyeuse, contrairement au caractère cuirassé, vermoulu et sombre de la goutte de Coop-Himmelb(l)au. Une approche similaire donne donc des résultats différents en fonction de l’état d’esprit dans lequel le concepteur s’est placé. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement sur le bien-fondé des différentes solutions au vu des différents contextes.
Transparence à l’intérieur
Un autre exemple de l’évolution de l’esprit du temps peut être la transparence croissante à l’intérieur des bâtiments et la possibilité de voir simultanément à travers différentes couches de l’espace. Le musée Mercedes-Benz à Stuttgart de UN-Studio – comme d’autres projets de Ben van Berkel – est conçu selon ces principes. Depuis chaque boucle de la rampe trifoliée, l’espace central triangulaire permet d’avoir une vue toujours nouvelle sur les autres boucles opposées. En bordure de la rampe, aux endroits les plus éloignés, des vitrages ouvrent également des liaisons optiques verticales avec les niveaux inférieurs. La transparence et la pénétration visuelle de l’espace peuvent conduire à une expérience de possibilité de vision intérieure et de pénétration de différentes couches de l’âme et de l’esprit, ce qui correspond tout à fait à un besoin croissant de notre époque : il suffit de penser au développement et à la diffusion de la psychologie et de la psychanalyse. Les premières tentatives dans ce sens dans le domaine organique peuvent être trouvées dans les années 60 – 70 dans l’œuvre de Giovanni Michelucci, le plus fortement dans l’église de Borgomaggiore (République de Saint-Marin). Le bâtiment administratif de Weleda à Schwäbisch-Gmünd, conçu par le bureau BPR de Stuttgart, est un exemple plus proche dans le temps, qui traite de la pénétration visuelle des espaces. Ici aussi, on peut voir depuis l’étage supérieur, à travers des vitrages, les atriums situés en dessous, qui relient verticalement plusieurs étages, et à travers un autre vitrage, l’extérieur et les parties opposées du bâtiment. On peut même encore voir l’intérieur derrière la façade vitrée de la salle de conférence. Le regard s’approfondit ainsi à travers quatre couches d’espace et trois vitrages, de l’intérieur vers l’extérieur, vers l’extérieur, puis de nouveau vers l’intérieur.
Satisfaire les besoins psychiques et spirituels
La particularité de l’approche organique en lien avec les tendances de l’époque devrait à nouveau résider dans l’approfondissement de ses fondements spirituels, et dans la tentative de saisir et de développer les aspects de ces tendances qui favorisent le développement. Cela permet non seulement de suivre passivement les tendances générales, mais aussi parfois de les orienter dans de nouvelles directions ou de compenser les unilatéralités.
Un exemple peut être donné par les attitudes possibles face à la recrudescence du minimalisme et de l' »objectivité », qui, ces dernières années, était en grande partie liée à des questions d’efficacité énergétique et d’économie de moyens. Cela a conduit à l’émergence d’une architecture largement dépourvue d’âme et, comme nous l’avons mentionné au début de l’article, a fortement influencé la conception organique des dernières décennies. Le processus qui a conduit à la diffusion du rationalisme, en partie pour des raisons économiques, se répète dans d’autres conditions. Dans ce cas, la tâche des créateurs organiques peut être de montrer comment – en tenant compte des nouvelles exigences – il est possible de créer des bâtiments qui satisfont les besoins psychiques et spirituels des hommes. Même Rudolf Steiner s’est déjà penché sur cette question lorsqu’il a conçu la maison Schuurman et le transformateur électrique à Dornach. Chez Frank Lloyd Wright, on peut également trouver cette préoccupation – notamment dans les maisons Usoniennes. Le travail d’Erik Asmussen et les projets ultérieurs de Winfried Reindl ont été les premières tentatives dans le domaine anthroposophique de trouver un équilibre entre l’organique et le minimalisme.
Je ne pense toutefois pas que cette direction soit la seule possible pour notre époque. L’exploration de la réduction des moyens et du langage formel est un pôle de l’architecture contemporaine. D’un autre côté, on crée aujourd’hui des formes de plus en plus compliquées et expressives, parfois sauvages. Cela fait partie de notre époque, tout comme la réduction, et les architectes organiques peuvent également s’en occuper afin d’associer la force expressive à une conscience des besoins humains et de la spiritualité dans le monde. Cette expressivité, qui était déjà perceptible au début du 20e siècle dans sa manifestation la plus extrême chez Hermann Finsterlin, peut également être manifestée aujourd’hui, grâce au progrès technique. Les projets de Douglas Cardinal et de Gregory Burgess sont des exemples de cette possibilité, dans la mesure où ils font naître la conception expressive de la fonction et du contexte du bâtiment.
Ces brèves références aux caractéristiques de l’époque ne sont que de petits exemples pour illustrer l’approche présentée. Je suis convaincue qu’une tâche essentielle pour les architectes organiques aujourd’hui consiste à comprendre de plus en plus profondément l’évolution de la société et à mener ensemble une sorte de conversation exploratoire sur ce thème, afin de compléter les différents points de vue et perceptions. Cela peut constituer une base de contenu et d’idées pour un engagement commun dans le monde moderne.
Publié en M+A 99-100, 1/2019